« This is not That » : la nouvelle photographie indienne, derrière les clichés
Par: Grégory Picard, http://fr.artinfo.com interview de 3 artistes+ illsutrations
“L’art indien s’affirme aujourd’hui comme le concurrent direct de l’art chinois dans les musées, les galeries, et aux enchères. [...] Le duo de commissaires de “This is not That” a voulu s’intéresser à un art moins représenté, moins monumental, mais peut-être plus en prise directe avec la société indienne, ses différents modes de vie, son identité, flottant entre le fantasme du regard occidental et les contraintes d’une réalité stratifiée, pétrie de contrastes…”
« This is not That » : la nouvelle photographie indienne, derrière les clichés
Par: Grégory Picard
Publié: 12 Mai 2011
L’art indien s’affirme aujourd’hui comme le concurrent direct de l’art chinois dans les musées, les galeries, et aux enchères. Les Ullens, célèbre couple de collectionneurs, ont revendu leurs pièces d’art contemporain chinois pour se tourner vers les œuvres parées de bindis de Bharti Kher. Anish Kapoor, qu’on ne présente plus, investit le Grand Palais d’un Léviathan de toile rouge gonflée à bloc. Et à la fin du mois, le Centre Pompidou institutionnalisera le tout, avec la première grande conversation indo-européenne, intitulée Paris, Dehli, Bombay…
Sans vouloir s’opposer à cette hégémonie, Dominique Charlet et Fabien Charuau, le duo de comissaires de l'exposition This is not That à la Galerie Duboys, ont voulu s’intéresser à un art moins représenté, moins monumental, mais peut-être en prise plus directe avec la société indienne, ses différents modes de vie, son identité à la fois riche et incernable, flottant entre le fantasme du regard occidental et les contraintes d’une réalité stratifiée, pétrie de contrastes.
« Cette exposition est l’occasion de sortir des diktats imposés par les commissariats extérieurs à l’Inde, qui cherchent à formater l’offre indienne à des stéréotypes et à des clichés qui ont la vie dure », déclare Fabien Charuau, lui-même photographe, vivant à Bombay depuis 13 ans. Ses photos enveloppent des corps, des visages croisés quotidiennement, d’une texture immatérielle, jouant de la profondeur, des tonalités et du flou, comme d’un habillage de l’instant.
Selon Dominique Charlet, qui a piloté l’investigation visuelle depuis Paris, « il y avait le regard de Fabien, immergé dans la culture indienne, la connaissant par cœur, et mon regard occidental, plus neutre, issu du classicisme, mais voulant en sortir, souhaitant avant tout mettre en exergue un propos photographique novateur, indépendamment du contexte indien ».
Pour le commissaire, chaque artiste a sa narration propre. « Brijesh Patel propose un parcours d’images reprenant l’itinéraire de Gandhi vers la mer, il en fait l’itinéraire identitaire d’un peuple qui s’affirme ». A l’opposé, Mahesh Shantaram « compose un mur d’images personnelles, sort du corps social et humain, ce qui, en Inde, peut être perçu comme artistiquement incorrect. C’est extrêmement rare. (…) Nous sommes à l’émergence d’un nouveau courant. Nous allons d’ailleurs essayer de poursuivre l’aventure de This is not That directement en Inde, après l’exposition parisienne ».
ARTINFO a échangé avec trois photographes de cette « nouvelle vague » indienne. Swapan Parekh présente une série d’instantanés numérique piochés dans le réel.
Soham Gupta, l’un des plus jeunes photographes de la sélection, réalise des portraits, comme autant de témoignages de l’injustice sociale omniprésente à Calcutta. Mahesh Shantaram a fait de la photo de mariage un genre en soi, qu’il a profondément renouvelé.
»»»
Swapan Parekh
Vous travaillez sur l’instant. Est ce que vous repérez d’abord des lieux propices à révéler un propos social ?
Ce travail s’est développé dans les interstices et les errances de la vie quotidienne. Il rassemble ces moments intenses d’absence, lorsque l’oeil se retrouve entre ce qu’il doit attendre du réel, et ce qui lui est soudainement révélé, comme imposé : il ressent alors irrésistiblement un mode de perception tangeant. Je recherche un lexique de motifs visuels récurrents, pas un témoignage social.
Pensez-vous que la photographie indienne n’est pas assez représentée sur un plan mondial ?
De nombreux photographes, galeristes et curateurs indiens n’ont pas une conscience globale de l’histoire de la photographie. D’autres sont, au contraire, bien trop prétentieux. Et certains galeristes portent un regard partial sur la photographie, un regard dirigé par les tendances et les marchés artistiques. Espérons que ce ce poids des tendances diminue.
Quels aspects de l’Inde vos photos révèlent-elles ?
Je pense que l’Inde a une personnalité historique et culturelle très forte. Cependant, mes photos ne sont pas des photos de l’Inde. En tout, cas, elles essaient de ne pas l’être. Elles sont entre le 'Moi' et le 'Je'. Elles ne sont d’ailleurs pas toues prises en Inde. Ces photos abordent mon errance au sein du théâtre de ma propre vie. C’est une célébration du quelconque.
»»»
Soham Gupta
Comment donner la parole à quelqu’un avec un langage purement visuel ?
Je pense que la photographie est encore le meilleur moyen de donner une voix aux sans-voix. Les mots, les données chiffrées peuvent éclairer le public sur une situation. Une photographie peut, à elle seule, donner soudaienement vie à cette situation, tout en la faisant ressentir immédiatement. Les mots et les chiffres s’effacent vite de l’esprit, tandis qu’une photo peut marquer pour toujours. Par exemple, quand vous pensez à Che Guevara, la photo d’Alberto Korda s’impose tout de suite à votre esprit. Parfois, des personnes me disent : « je me sens mal à l’aise devant vos images ! ». Pour moi, c’est un compliment. Ça signifie que ces personnes ont été émotionnellement atteintes.
Votre travail est fortement politique, et s’ancre dans une pratique extrêmement poétique, esthétique. Comment produisez-vous ces images ?
Quand je photographie, je deviens quelqu’un d’autre, je suis dans une sorte de transe. Comme si, à ce moment-là, rien d’autre n’existait plus, que cette personne que je photographie. Je crois que mes modèles ressentent l’amour que j’ai pour eux. Même les plus hostiles d’entre eux semblent heureux d’être photographiés. J’essaie de maintenir une relation avec eux après avoir photographié et développé leur portrait. J’utilise en général une pellicule très sensible, même en plein soleil. J’aime le grain, le bruit de mes photos, qui me paraissent nues sans eux. Je crois que les tons extrêmes aident le spectateur à ressentir les luttes extrêmes de l’existence, la lutte pour survivre.
Pourriez-vous choisir des modèles à l’autre extrémité de l’échelle sociale (les classes dirigeantes, la bourgeoisie…), afin de révéler autrement les échecs de la justice ?
Je vais être honnête. J’ai commencé par photographier ma sœur, qui est magnifique. A mes débuts, je voulais devenir photographe de mode, j’étais attiré par le glamour. C’était avant que je ne découvre le travail de photographes comme Donald McCullin. Après, j’ai trouvé ce glamour irréel. Je me suis mis à regarder des choses qui ne m’auraient jamais intéressé, depuis la fenêtre de ma voiture. Un monde différent s’ouvrait. Et je suis devenu un photographe documentaire, traquant l’injustice sociale avec obsession. Cependant, c’est faux de dire que je ne photographie que les malheureux, les démunis. Ces personnes ne sont pas des animaux domestiques, bien utiles pour rendre les photographes charitables. Ils sont comme nous. Tandis que des gangs de photographes continuent de sillonner le monde, à la recherche des « pauvres et des affamés », je documente un injustice sociale qui ne se limite ni à une classe, ni à une croyance.
»»»
Mahesh Shantaram
La série que vous présentez aborde l’intimité, et une certaine forme de solitude. Est-ce une réaction à vos photos de mariage ?
Le mariage indien pourrait se rapporter à ma vie publique. C’est pour cela que je suis connu en Inde, j’ai même remporté un trophée, lors des Best Wedding Photographers Awards de Bombay, le mois dernier. Cette vie-là est excitante, elle demande d’être sociable et ouvert. Le travail que je présente pour This is not That donne accès à ma vie privée. Il traite de l’espoir et du désespoir, de l’amour et de la solitude, du fait que nous puissions parfois mener deux vies.
Comment vous êtes-vous éloigné des standards du portrait ? Vos images semblent toujours mener à d’autres histoires, hors-champ…
Vous pouvez penser à un grand puzzle. Chaque pièce est un indice, mais elle est insuffisante pour comprendre le tout. Vous devez utiliser votre imagination, pour découvrir comment une pièce conduit à une autre, et puis à une autre encore. Il s’agit d’une vision en puzzle de ma vie, comme elle peut exister dans votre imagination.
Ces images sont étranges, solitaires, et néanmoins chargées d’une forte tension sexuelle…
Oui. Mais leur seule réalité, c’est celle que vous y projetez, celle que vous en tirez. Dans cette série, le narratif est indéterminé. Il n’y a pas de début, pas de fin. Le point de vue change en permanence. Parfois, vous me voyez, parfois, vous voyez à travers moi.
»»»
This is Not That
Du 20 mai au 19 Juin
Galerie Duboys
6, rue des Coutures Saint-Gervais, Paris 3ème