Les hommes creux - Thierry Diers

Les hommes creux - Thierry Diers

du 27 avril au 24 mai, Lille. Vernissage le jeudi 27 avril, 18h. "Briser la solitude au travail", journée d'étude, le vendredi 19 mai.
28 avril - 24 mai 2017

Université Catholique de Lille
Salle d'exposition
60 boulervard Vauban - 59800 Lille

exposition du 27 avril au 24 mai
vernissage le jeudi 27 avril, 18h
du lundi au vendredi de 14h à 18h

Journée d'étude le vendredi 19 mai  "Briser la solitude au travail"

intervenants:  Pierre Giorgini (président-Recteur de l'université), Nicolas Ferrand, Yves Michaud, Malik Bozzo-Rey, Julio Guilllen, Valérie Poubelle, Laurent Falque, Catherine Demarey) 

renseignements : 
03 20 13 47 47
culture@univ-catholille.fr







Regards sur un monde


Les années offrent des souvenirs que l’on traduit avec le temps.

 

C’est en 1988 et pour sortir de l’isolement de l’atelier que j’ai mis en pratique le concept de « l'artiste entrepreneur » afin d’établir une relation étroite entre le monde de l'entreprise et la création contemporaine. J’ai monté la société Diers Espace Conception, mes clients furent des particuliers et des entreprises: BNP, Auchan, l’Espace Georges Bernanos, France Télécom, PSA, Automobiles Peugeot, Eutelsat, Vivendi, …  Durant dix années, j’ai découvert la force de la création dans le management, le partage d’idées et de projets. J’y ai éprouvé des sensations proches de celles vécues lors de mes créations d’atelier, de belles expériences et de formidables réalisations. Ma position d’artiste m’offrait la liberté d’échanger avec les individus dans les strates des sociétés.  J’ai pu y observer des univers qui ne sont pas des terrains de jeu, parfois des lieux de tensions partagées et ignorées.


Au printemps 2003, la visite d’une exposition m’a troublé. C'était un ensemble de toiles qui traitait de la violence en utilisant les artifices des médias, on y voyait la mort, le sexe et l'hémoglobine. Ma sensation face à cet ensemble était d’être devant un énième reportage télé offrant un ensemble d’images vulgaires et séduisantes qui comblaient une gesticulation vide de sens. De cette exposition je suis sorti abattu et ulcéré. De retour à l’atelier j’ai ouvert un livre et y ai trouvé par hasard une ancienne photo qui servait de marque page.  C’était le tirage couleur d’un groupe de trois personnes sur un chantier à Tokyo dix ans auparavant et dont j’étais l’un des acteurs. Tout y paraissait calme et serein comme dans nos albums de famille ou photos de classe.  Et pourtant, une tension extrême m’est revenue en mémoire, des souvenirs et des non-dits. La violence était traitée, sans effet, efficace ! Une image neutre traduite par les positions, la raideur des corps et les visages lisses. Le mystère et l’énergie de la création étaient là.

 
C’est en réaction à l’absurdité de l’exposition d’opérette et à la lecture de cette photo, que je me suis lancé dans une série de travaux sur papier, viendra ensuite un ensemble de toiles réalistes. Cet épisode s’est étalé sur 6 mois et a fait naître la série « The Hollow Men - Les Hommes Creux » qui occupe aujourd’hui une place à part dans mon travail. Elles parlent des rapports entre les hommes dans le monde du travail.  Des souvenirs d’attitudes dont je fus témoin, des univers subtils, communs et destructeurs. Ces créations ont bousculé mes traductions picturales du moment et se sont imposées pour me faire découvrir de nouvelles pistes afin de parvenir à traduire justement et sans caricature les malaises observés ou confiés au fil des rencontres et des projets. Un questionnement sur les rapports et sur la place de l’homme dans le monde du travail.

 

Les réactions de l’époque furent étonnantes, il y eut beaucoup de gêne, des sourires, des silences… et aussi des larmes. Aujourd’hui, elles sont nombreuses et l’actualité a rattrapé la série, on parle à présent plus librement de cette violence.

 

Les relations dans l’entreprise ne s’arrêtent pas à cette vision réductrice et sans issue qui véhicule des discours sans avenir. La solution dépend certainement de notre capacité à savoir écouter et échanger pour parvenir à créer des relations simples. Nous devons apprendre à accepter nos différences dans la pluralité de nos rôles, la diversité de nos pensées et sensibilités, non avec une vision de concurrence mais d’une ouverture comme une richesse et une chance qui nous permet de découvrir des espaces inexploités. Une utopie, non ! Une réponse à un mode de fonctionnement qui peut être assassin.

 

Thierry Diers

novembre 2016


Image Hurlante


Quand Thierry Diers, qui travaille avec les grandes entreprises depuis de nombreuses années, leur a proposé de financer un catalogue sur son travail de peintre, beaucoup ont donné leur accord de principe. Lorsque l’artiste leur a présenté le projet précisément –son contenu, ses images, l’esprit qui l’habite – toutes ont poliment fait machine arrière.

Qu’y-avait-il de si dangereux pour que de si solides structures estiment qu’il y ait un risque à aider à la naissance d’un livre d’images ? Parce qu’ils y ont vu leur propre portrait ?

Du fait de ces deux activités, architecte et peintre Thierry Diers connaît bien les grands décideurs. Parfois, il leur conçoit des bureaux et des bâtiments, à d’autres moments, il leur propose certaines de ses peintures pour apporter humanité et sensibilité à ces endroits parfois trop calibrés pour la rentabilité, et où les murs portent les traces de rapports humains à la saveur parfois assassine. Thierry fût donc un témoin direct de ses échanges qui n’ont lieu que dans le monde du travail, arène sociale où s’escriment regards moqueurs, commentaires lapidaires, fausses salutations et vrais coups de poignard dans le dos. Thierry Diers voulait illustrer ces « poignées de mains qui ne se font jamais », les disgrâces, les messes basses, …
C’est grâce à cette bicéphalie professionnelle et humaine que la présente série a vu le jour. C’est l’architecte qu’on convoque dans ces bâtiments, afin de lui confier quelque mission. Traité de ses propres dires comme « l’artiste » (autant dire, dans ce monde, « l’ahuri »), les patrons et technocrates le laissent pénétrer leur intimité, baissant leur garde. Lui est apparemment inoffensif. Il ne tient pas les cordons de la bourse, ne vise pas le poste de son sous chef, et n’ira cafter à personne ce qu’untel à dit d’un autre une fois la porte fermée. Les loups pensent qu’un agneau est en balade dans la meute, et pourtant…

L’architecte avait le peintre dans les poches (à moins que ce ne soit l’inverse), et c’est bien plus qu’en qualité de témoin passif que Thierry Diers a observé ces échanges qui n’ont d’humain que le nom. C’est ici que la schizophrénie de l’activité de Diers trouve tout son sens : l’architecte comme le peintre est tout entier tourné vers la compréhension et l’expression de la construction des rapports entre les êtres.

Thierry Diers est un peintre expressionniste abstrait. Ses toiles, d’ordinaire, présentent de grands salves de couleurs, violemment ordonnées sur le plan. Elles sont sentimentales, intimes et universelles, invitent à l’introspection, à l’émotion, ou encore à un certain rapport physique avec la matière picturale. Il y est rarement question de figure humaine, jamais de politique. Pourtant ici, l’artiste a ressenti le besoin urgent de représenter directement ce dont il a été témoin. La série des « Homme creux » est une anomalie dans le parcours de Diers, un surgissement impératif qui commandait une affirmation claire. Dans le texte qui suit, Yves Michaud, effectue une rapide comparaison entre Diers et le peintre américain Philip Guston, illustre expressionniste abstrait. Ce qu’il faut mentionner, c’est que Guston, avant d’être un des plus grands non-figuratifs des années 50 et considéré alors comme l’égal de Pollock, fut un peintre politique forcené qui dénonçait les violences raciales et sociales, et qu’il reprit les chemins de la figuration en 1970, peignant le racisme et l’impérialisme, déclarant que l’art abstrait, dans les temps critiques, était impropre à parler du monde et encore moins à le changer. Il fut mis à bas par la critique et une partie du milieu de l’art. S’il est malaisé de hiérarchiser les genres de peintures, Guston, comme Diers ont chacun ressenti la pulsion de dire le réel de la façon la plus explicite, bémolisant leur habituelle épuration pudique des moyens. En 2015, les images ont gardé toute leur force. En Janvier à Paris, une dizaine de personnes ont été tuées pour des images. A l’heure où j’écris ces lignes, on parle d’une éviction des Guignols de l’info. Cet ouvrage est autoédité, alors qu’il devrait en être autrement. En 2015, oui, les images ont gardé toute leur force.

Nicolas-Xavier Ferrand